Limpôt progressif: une conquête révolutionnaire
Limpôt progressif: une conquête révolutionnaire
La droite et le patronat défiscalisent à outrance pour restreindre
les ressources des collectivités publiques et «justifier» des
politiques daustérité (dernier exemple en date, le canton
de Neuchâtel). En même temps, les repères quant à la
fiscalité se perdent au sein de la gauche, ou du moins dune partie
dentre elle. Ainsi, les chantres du social-libéralisme au sein
du PSS considèrent la taxe à la valeur ajoutée (TVA) comme
un «impôt moderne»; les baisses dimpôts ciblées
de la droite ne sont plus contestées avec la pugnacité nécessaire1.
Doù la nécessité dun rappel historique et
méthodologique.
Une étude consacrée au révolutionnaire
franco-italien Philippe Buonarroti2 montre que, depuis deux siècles,
la «gauche
de gauche» préconise limpôt direct progressif et
rejette limpôt indirect.
Les adeptes de limpôt indirect
feignent dignorer quil
sagit dune caractéristique de lAncien Régime
davant 1789: les percepteurs achetaient leur charge «la
ferme de limpôt», doù leur nom de «fermiers
généraux» -, récoltaient les multiples taxes, les
versaient à la caisse royale et se remboursaient (avec de confortables
commissions) aux dépens des contribuables (où ne figuraient ni
la noblesse, ni le clergé). Les thuriféraires du «libéralisme
réellement existant» veulent-ils donc en revenir à ce modèle?
Limpôt
progressif sur le revenu,
fruit de la Révolution
En France, la fiscalité indirecte fut abolie
par lAssemblée
constituante de 1789, issue des États généraux convoqués
en urgence par Louis XVI, vu la situation financière désastreuse
du royaume.
«Limpôt progressif nétait assurément
pas une idée neuve dans lhistoire. Il serait vain dénumérer
les affirmations répétées du principe de la progressivité à travers
les siècles, en remontant jusquà Solon [législateur
athénien de lAntiquité]. Mais il nest pas inutile
de rappeler quau XVIIIe siècle Montesquieu avait soutenu ce principe,
et que Rousseau lavait défendu avec acharnement, en apportant
en justification fondamentale la raison que les riches tirent du gouvernement
des avantages bien plus grands. Ces idées du XVIIIe siècle
avaient été présentes comme beaucoup dautres, à lesprit
de bien des révolutionnaires. Robespierre faisait écho à Rousseau,
quand il louait limpôt progressif».
Si la plupart des «cahiers
de doléance» de 1789 proposaient
la proportionnalité de limpôt, deux cahiers prônaient
limpôt progressif. La Convention nationale, élue en septembre 1792
(après la chute de la monarchie le 10 août 1792) en jeta
les bases. Ce système était défendu non seulement par
la gauche montagnarde et robespierriste, mais aussi par certains élus
girondins (contre lavis majoritaire de ce groupe de la droite à la
Convention). Deux exemples: les brochures de Condorcet, «Sur limpôt
progressif», et de Théodore Vernier, «Limpôt
sur le luxe et les richesses» (parues en 1792).
«Le 20 mai 1793,
sous la pression des sections parisiennes, la Convention décréta
un emprunt forcé de 1 milliard portant sur les revenus à partir
de 6000 livres
pour les célibataires, de 10000 pour les ménages, mais sans
sanctions. (
) Le 3 septembre la Convention ajouta aux revenus
les capitaux non investis, réduisit la franchise à 1000 livres
pour les célibataires, à 1500 pour les hommes mariés
plus 1000 livres pour chaque personne à charge. Le taux était
progressif et atteignait 100% au-delà de 9000 livres pour une
part. On constate que cet emprunt mérite dêtre inscrit
dans lhistoire des techniques fiscales françaises pour sa modernité (impôt
sur le revenu réel, distinction entre capital investi et capital thésaurisé,
déclaration, quotient familial, progressivité)»3.
«Puiser
largent là où il se trouve» (Buonarotti)
Ce système
fiscal fut maintenu par le Directoire (1795-1799). Mais la politique fiscale
subit un changement complet, avec larrivée
au pouvoir de Bonaparte (coup dÉtat du 18 Brumaire/9.11.1799):
le 13 novembre 1799 déjà, le ministre des Finances, Gaudin,
qualifia limpôt progressif d«aberration démagogique».
Soutenu
par les milieux financiers, Bonaparte réintroduisit les impôts
indirects, connus alors sous le nom de «droits réunis».
Un système si impopulaire4 quà la première
Restauration (1814), Louis XVIII en promit labolition, sans tenir cette
promesse, comme ses successeurs jusquen 1848.
Après 1830, lun
des animateurs de la gauche républicaine,
Filippo Michele Buonarroti auteur de l «Histoire de la
Conspiration pour lÉgalité, dite de Babeuf» (Bruxelles,
1828) popularisa limpôt progressif. Lun de ses
compagnons, le député Voyer dArgenson, sen fit
le défenseur au Parlement, dans la presse et à la Société républicaine
des Droits de lhomme. Parmi les partisans de cet impôt, on trouvait
le journal «Le Globe», publié par le courant socialiste
utopiste, dit «saint-simonien»5.
Dans un manuscrit conservé à la
Bibliothèque nationale à Paris,
Buonarroti caractérise ainsi limpôt progressif: «Soulager
les classes malheureuses ou peu aisées, et ne pas craindre de puiser
largent là où il se trouve». Cest une
base imprescriptible de la République: «Une capitation générale
est la seule contribution publique. La capitation est en proportion progressive
de la possibilité de chaque contribuable. Cette capitation ne doit jamais
menacer le strict nécessaire» (Buonarroti, Constitution de
toute république italienne).
En pleine Monarchie de Juillet (1830-1848),
ces textes se réfèrent à la
plus célèbre prise de position en faveur de limpôt
progressif. Présentant son projet de déclaration des droits de
lhomme, le 24 avril 1793, à la Convention nationale,
Maximilien Robespierre affirmait6:
«Vous parlez aussi de limpôt
pour établir le
principe incontestable quil ne peut émaner que de la volonté du
peuple ou de ses représentants; mais vous oubliez une disposition que
lintérêt de lhumanité réclame; vous
oubliez de consacrer la base de limpôt progressif. Or, en matière
de contributions publiques, est-il un principe plus évidemment puisé dans
la nature des choses et dans léternelle justice, que celui qui
impose aux citoyens lobligation de contribuer aux dépenses publiques,
progressivement, selon létendue de leur fortune, cest-à-dire
selon les avantages quils retirent de la société? Je vous
propose de le consigner dans un article conçu dans ces termes:
Les citoyens dont les revenus nexcèdent point ce qui est
nécessaire à leur subsistance doivent être dispensés
de contribuer aux dépenses publiques, les autres doivent les supporter
progressivement selon létendue de leur fortune»7.
Dans
ce même discours, Robespierre avait fustigé les Girondins,
défenseurs du caractère sacré de la propriété privée: «Votre
déclaration paraît faite, non pour les hommes, mais pour les riches,
pour les accapareurs, pour les agioteurs et pour les tyrans». Deux
cents ans plus tard, à entendre le conseiller fédéral
Blocher vanter les mérites de limpôt dégressif,
cette citation de Robespierre reste dactualité8.
Par Buonarroti
et ses compagnons, la revendication de limpôt progressif
fut transmise aux premiers communistes du XIXe siècle.
En 1848, les jeunes Allemands Karl Marx et Friedrich Engels préconisent
cet impôt
comme lune «des mesures qui, au point de vue économique,
paraîtront insuffisantes et insoutenables, mais qui au cours du mouvement
se dépassent elles-mêmes et sont indispensables comme moyen de
révolutionner le mode de production actuel» (Manifeste du
parti communiste).
Hans-Peter RENK
- En 2003, à La Chaux-de-Fonds et à Neuchâtel,
le PSN avait accepté les baisses du coefficient fiscal proposées
par la droite, sous prétexte que la votation était «perdue
davance». Ce recul a influencé négativement les
recettes de ces deux communes. - Alessandro Galante Garrone, Philippe Buonarroti
et les révolutionnaires du XIXe siècle (1828-1837). Paris,
Champ Libre, 1975. Sauf avis contraire, les citations sont extraites de cet
ouvrage. - Dictionnaire historique de la Révolution
française (Soboul). Paris, PUF, 1989. - «Il ny a pas un seul prolétaire
qui ne se souvienne de cette conversation que Napoléon eut avec le maire
de Fréjus au moment où il embarquait pour lîle dElbe:
Monsieur le Maire, vous voyez Napoléon, ce maître du monde: le
voilà empereur de lîle dElbe; que pensez-vous ici
de cet événement? Sire, on croit que vous vous êtes
perdu par les droits réunis et par la guerre. Je
le sais, répliqua Napoléon, mais trop tard» (Prophétie
de Napoléon. Châlons-sur-Saône, Société des
Droits de lhomme, 1833). - Hubert Bourgin, «Le saint-simonisme», LEncyclopédie
de lAgora (http://agora.qc.ca/) - Maximilien Robespierre. Pour
le bonheur et la liberté: discours. Paris, La Fabrique, 2000. - Certains élus
remarquèrent que lexemption
des plus pauvres servirait les adeptes du suffrage censitaire (qui ne paie
pas dimpôt, ne vote pas ). La formulation définitive
fut la suivante: «Nul citoyen nest dispensé de lhonorable
obligation de contribuer aux charges publiques» (proposition de
Hérault de Séchelles). - «Celui qui considère que les impôts
dégressifs sont contraires au droit ou à la justice doit expliquer
en quoi les impôts progressifs seraient justifiés» (Ch.
Blocher, Neue Luzerner Zeitung, 22.12.05).
Bibliographie
- Ils ont pensé les droits de lhomme. Paris, Ligue
des droits de lhomme & EDI, 1989 - Florence Gauthier. Triomphe
et mort du droit naturel en Révolution:
1789-1795-1802. Paris, PUF, 1992 (Pratiques théoriques) - Alain
Joxe. LEmpire du chaos: les républiques face à la
domination américaine dans laprès-guerre froide.
Paris, La Découverte, 2004 (La Découverte/Poche; 172) [A. Joxe se réfère au projet de déclaration
des Droits de lhomme, présenté par Robespierre, le 24
avril 1793.
Il signale que la version définitive de cette déclaration nintègre
pas lensemble de ce projet].